CHRONIQUES

A vue d'oeil
Poing de vue
Garde à vue
C'est tout vu
Le doigt dans l'oeil
Coup d'oeil
Trompe-l'oeil
Tu veux ma photo?
Arles 2005

RUBRIQUES

Tape à l'oeil
Clin d'oeil
L'oeil qui frise
Sous les yeux
Qui sommes nous?
Vade-mecum
La liste de discussion
Newsletter

Nous Contacter

inscriptions
redaction

 

Poing de vue

 
 

 
 
 
Rapport Giazzi: de l’expropriation autoritaire
 
 
 

Remis au Président de la République le 11 septembre dernier, le rapport de Danièle Giazzi* -secrétaire nationale de l’UMP- intitulé « Les médias et le numérique » est inquiétant. A travers 34 propositions, c’est une nouvelle libéralisation du monde des médias qui est souhaitée. FreeLens, par la voix de Lorenzo Virgili, nous avait déjà alerté lors d’une conférence à Visa Pour l’Image, et ce dans l’attente des prochains Etats généraux de la presse convoqués par M. Sarkozy.

Il y a plus de deux siècles, la révolution française a consacré le droit de propriété, notamment pour mettre fin à l’esclavage pour dette et au drame des paysans sans terre (qui ravage encore aujourd’hui l’Amérique Latine). L’idée de la propriété de l’outil de travail et du fruit du travail sous-tendait cette réflexion et dans la foulée, dérivé des droits de l’Homme, le droit d’auteur a été consacré au sein même de ce vaste mouvement d’idées, rencontre entre la liberté d’expression et la propriété des oeuvres de l’esprit.

Depuis, et notamment à partir de la révolution industrielle, les grands groupes capitalistes n’ont jamais cessé de tenter de dévoyer ces idéaux en les transformant en instruments d’enrichissement pour servir leurs propres intérêts, tout en s’en réclamant. Dernier en date de ces avatars, le rapport Giazzi ne dit pas autre chose. Il s’agit d’un projet d’expropriation de nos oeuvres. Nombre de contre-vérités y sont d’ailleurs énumérées au passage par l’auteur de ce rapport, qui semble ignorer un certain nombre de points essentiels:

- La majorité des photojournalistes, plus que jamais, est propriétaire de son outil de travail: appareils photos, mais aussi ordinateurs, scanners, imprimantes, véhicules, et donc à ce titre toujours en situation de co-production avec les commanditaires.

- Nombre d’entre nous apportent des sujets déjà réalisés aux magazines, lesquels n’ont mis en oeuvre aucun moyen d’élaboration. Nombre d’entre nous apportent diverses valeurs ajoutées (billets d’avion concédés par des voyagistes etc…) à la réalisation de reportages commandés.

- Nombre de confrères ne sont même plus payés en salaires, et dépendent du régime des artistes-auteurs, assimilé à celui d’une profession libérale et nullement salariée. À ce titre, ils sont identifiés à des entrepreneurs au même titre que les sociétés de presse. L’ironie est qu’ils ont été victimes d’une situation imposée par le non respect du droit du travail de la part de ces mêmes entreprises de presse, qui veulent s’emparer de la propriété des oeuvres au nom du salariat !

- L’argument de la sécurité juridique est un leurre, car nous savons, et nous avons affirmé et démontré depuis des années que cet aspect pouvait être aisément réglé par le biais de notre société d’auteurs, comme c’est le cas pour la musique.

- Il est par ailleurs naïf d’imaginer qu’en terme de cession, dans le cadre de la relation entre le photojournaliste et l’entreprise, le premier jouira de son libre-arbitre. Corseté par un rapport de force qui joue en sa défaveur, il sera contraint de manière prévisible à la cession sous la pression des éditeurs.

- Enfin, même dans le système actuel, le niveau de rémunération de nos confrères n’a jamais cessé de baisser depuis des années alors même qu’augmentait parallèlement les champs de demande de cession et les charges. Aujourd’hui, un photojournaliste gagne en moyenne plus ou moins 1500 € par mois en France. Nous rappellerons pour l’exemple qu’au Guatemala (120e économie mondiale, où le SMIC est10 fois inférieur à celui de la France), par exemple au quotidien “Nuestro Diario”, qui tire à environ 300 000 exemplaires, nos confrères reçoivent un salaire de 1000 $ par mois, disposent d’ordinateurs, d’appareils photo et d’un véhicule avec chauffeur pour aller accomplir leur mission.

Nous entendons bien que la privatisation de structures comme l’AFP serait sans doute facilitée par une titularité des oeuvres cessibles dans leur ensemble à des investisseurs ; comme nous entendons bien que la bourse, dont on connaît les actuels déboires, s’accommoderait sans doute mieux d’un transfert du droit d’auteur de la personne à l’entreprise. Mais n’en déplaise à nos contradicteurs, le Code de la Propriété Intellectuelle nous consacre dans notre statut d’auteur y compris dans notre activité salariée, et ce d’abord au nom du droit moral, incessible. Et donc dans la propriété de nos oeuvres de l’esprit.

Le transfert du droit d’auteur, du droit de la propriété des oeuvres de l’esprit de la personne vers l’entreprise est une spoliation, c’est la fin du droit d’auteur, c’est à dire la fin de l’autorité de l’auteur sur son oeuvre, et donc la fin du droit moral qui accompagne cette autorité, garant de libertés démocratiques. Revenir sur cela, c’est revenir sur 1789, revenir à l’Ancien Régime. Et en période de concentration des médias, c’est aussi assurer un contrôle plus féroce sur les contenus, une limitation à la liberté d’expression et au droit d’informer. Notre devoir est de dénoncer ce projet antidémocratique. De même qu’il est illusoire de penser que l’on assurera l’alimentation des hommes en expulsant des paysans et des petits propriétaires de leurs terres au bénéfice des grands latifundistes et des apprentis sorciers des laboratoires de l’agro-chimie alimentaire qui n’ont pour horizon que le seul profit, il est illusoire d’imaginer que l’appropriation de nos oeuvres par les grands conglomérats de la communication et des médias plaidera pour une plus grande pluralité d’information.

Nos oeuvres deviendront des contenus, des marchandises comme les autres, dans un contexte ou plus de concentration produit toujours moins de diversité, en culture comme en agriculture. Pourquoi, et en quoi, le fait d’avoir autorité sur nos oeuvres constituerait-il un obstacle à l’information? Ne serait-ce pas plutôt un obstacle à l’enrichissement de ceux qui convoitent nos droits?

Nous devons nous mobiliser, non seulement au nom de la défense de ces droits mais aussi au nom de la défense du droit d’informer et de l’apport de nos oeuvres au débat démocratique, un apport dont on veut nous déposséder.

Patrick Bard

* Vous pouvez télécharger le rapport à cette adresse :
http://docs.photojournalisme.fr/forum/Rapport%20Giazzi.pdf

Article publié par FreeLens le 19 septembre 2008 dans la rubrique En droit de Photojournalisme.fr.
N'hésitez pas à venir discuter de cet article dans la rubrique associée du forum en cliquant ici.

 
Poing de vue N° 10- 9- 8 -7 -6 -5 -4 -3 -2 -1